Archives par tag : Rêvasserie

LA FONTE DES CALOTTES

Illustration © Cyprien Luraghi 2024 - ICYP

L’espoir est un luxe bourgeois, comme je dis souvent. Le rêve, lui, tient animé tout un chacun sans tenir compte des revenus. Le songe est l’ennemi juré du calculateur. Qui, lui, a de l’espoir à revendre. À prix d’or.

Et là, alors que je venais d’écrire les trucs juste au dessus, Dan débarque à la maison. Des années qu’on ne l’avait plus vu. Exit ma petite séance d’écritoire. Le billet attendra, un point c’est tout. Cas de force majeure. Je grommelle un peu tout de même, intérieurement. Pour écrire un billet, il faut que je sois dans un état presque second. Dans le rêve en quelque sorte. Et comme ce billet parle des rêves et des autres choses bizarres qui nous passent par la tête par moments, avec Dan qui déboule à l’improviste c’est foutu. Dan, il est de Bruxelles et ses beaux parents avaient acheté une antique bicoque à deux pas de la nôtre il y a une vingtaine d’années. On en avait fait un paquet, des banquets animés chez eux autrefois, car Dan est un fameux boute-en-train. Avec la marmaille du quartier, des voisins et compagnie. Et puis un jour on ne les avait plus vus. Et appris la mort du beau-père, puis l’Alzheimer grave de son épouse. La maison est abandonnée depuis une bonne douzaine d’années et comme il y a des fuites un peu partout, Dan est revenu pour faire quelques travaux. Là, à l’instant (18 Septembre, 10 heures du matin), Dan vient de sonner à la porte pour me taxer un double mètre. Alors donc hier après-midi, on a papoté un long moment et il nous a donné tout plein de nouvelles de son clan et nous, pareil en échange. Et là, je vois son petit orteil droit tout bleu, dépasser de sa sandale. Je le lui pointe du doigt et Dan nous raconte comment ça lui est arrivé. La magie ça existe pour de vrai, je dois dire, parce que tout ça c’est à cause du rêve que Dan avait fait la veille. Comme par hasard. Pendant son sommeil il avait vu deux types tenter d’agresser sa femme, alors il n’avait fait ni une ni deux et s’imaginant en Superman justicier, leur avait volé dans les plumes et balancé un gros coup de pied au cul. Et là, il s’était réveillé en hurlant de douleur vu que son petit orteil droit avait violemment percuté − pour de vrai − l’étagère à gauche du lit.

Comme quoi il faut prendre ses rêves pour des réalités. Mais avec précaution.

*

Sinon la pauv’ Gaïa tourne toujours sur elle-même en vingt-quatre heures, quelque part dans l’univers. Ici on a renfilé les grosses chaussettes et au petit matin on se les pèle. Comme pigeons sur toitures. Les calottes polaires fondent à toute vitesse et le froid dégagé nous tombe sur le râble. Alors on rentre la tête entre les épaules et on se serre les ailes. Au loin, sur les réseaux sociaux, des hurlements se font entendre : cris de douleur ou de désespoir, hurlements de fous furieux, allez savoir. Et quelques éclats de rire parfois encore. De plus en plus rarement. Car sous les calottes crâniennes aussi, la fonte bat son plein. Le rêve évaporé y a fait place à l’angoisse et à la démence. Comme c’est dommage.

…e la nave va…

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DROIT DANS LE MUR

Illustration © Cyprien Luraghi 1990/2024 - ICYP

On ne sait pas trop où on va, mais on y va.
Seule importe l’immolation du bouc-émissaire.
Pour ça on tient le bon bout.
La vie est rude comme roche.
Ripailler d’un sang autre apaise nos âmes
et abreuve nos artères.
C’est pourtant bien simple.
Le chemin est bien tracé alors on le suit
sans un œil en arrière.
Droit devant.
Une, deux.
Une, deux.
On en verra bien le bout un jour.
Le doute n’est pas de mise.
Droit devant.
Droit dedans.

…e la nave va…

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IXIÈME BILLET

Illustration © Cyprien Luraghi 2022/2024 - ICYP

L’après-midi commence. Vaisselle pliée, café bu, direction le fauteuil de la cuisine, ordinateur posé sur le haut des cuisses, bien calé. Des gens votent, au dehors. J’écris. Un ixième billet, qui va conter je ne sais quoi. Pas des salades de vote, en tout cas. Et je ne me sens pas non plus de pondre une antique histoire du siècle passé comme je le fais régulièrement depuis deux grosses décennies. J’en ai encore tout  plein dans ma besace alors ça attendra gentiment. Pas écrire non plus l’au jour le jour au village avec Annie, les voisins, les amis. Ni évoquer le ressenti du temps pesant sur la planète, de tout son poids. Ça n’intéresserait personne, de toute façon. Chacun chacune se passionne pour son nombril, de nos jours. La société c’est chacun pour soi, dans le nouveau dictionnaire. Les autres, non. Le nombril est une plante d’appartement, en fait.

L’après-midi continue. Clafoutis englouti, petit bricolage informatique accompli, direction le canapé mou du petit salon d’été (appelé le congélo en hiver). Jetage d’œil terne par la fenêtre et sur les réseaux sociaux. Aucun intérêt. Dimanche mornichon. Il fait légèrement lourd, pas assez toutefois pour que l’orage éclate. Pas le moindre touriste ou barbecue en vue, c’est toujours ça de gagné. Des gens votent encore, mais ça ne fait pas le moindre bruit. Le calme règne. J’ai faim, soudain.

L’après-midi s’achève. Encore que, allez savoir. Six heures, du soir ou pas, ça se discute. Il fait encore gris jour, au dehors. Mais la tentation de tirer les gros rideaux comme à la nuit venue me tenaille déjà. Ces heures pas franches du collier, je ne les aime pas. Les bureaux de vote viennent de fermer. Je réalise ça à l’instant. C’est pour ça que, en fait. Le brouhaha, là, je l’entend bien. Annie vient de poser un plat de crumble sorti du four sur la petite table face à moi. Prunes, bananes. Un peu plus tard notre ami et voisin Numérosix rappliquera avec des pizzas de chez le bon faiseur, sur les hauts du village. J’ai faim, grave.

…e la nave va…

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CE SERA MIEUX APRÈS

Illustration © Cyprien Luraghi 1992/2024 - ICYP

Après quoi, je n’en sais trop rien.
Il y a soixante-six ans je débarquais sur Terre, pouf.
Alors le siècle actuel n’est pas vraiment mien.
Tout y va si vite.
Ou bien j’ai ralenti, à cause de vieux os
pinçant l’influx nerveux.
Les éléments se déchaînent, au loin.
Orage et rage.
Et là, à portée de patte,
la dernière portée gambade
jappant joyeusement.
Comme si de rien n’était.
La vie devant.

…e la nave va…

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WWII / WWWIII

Illustration © Cyprien Luraghi 2024 - ICYP

C’était pas mieux avant et c’est pas mieux maintenant. C’est différent. Encore que. Pas tant que ça. En y réfléchissant bien. Maintenant il y a Internet. Un point c’est tout.

*

J’avais écrit ça dans un commentaire (en privé donc, sur l’Icyp) en Mars 2016 :

« La cruauté humaine, je l’ai découverte tout petit, en Alsace. À vingt bornes de chez nous y avait le tristement célèbre camp de la mort du Struthof. C’est l’entreprise du grand-père puis de mon père et son frangin qui entretenait le grand Mémorial. Donc une bonne partie des jeudis, [1] je la passais à jouer sur le tas de sable dans ce camp, pendant que le vieux bossait. Petit à petit j’avais fini par comprendre ce qui s’était passé dans cet endroit. L’horreur absolue. Et tout les vieux des villages de la vallée juste en dessous savaient, eux aussi. Et ils n’avaient rien dit. Ou pire : certains d’entre eux s’étaient réjouis du malheur de ces malheureux. C’est impossible d’être indifférent au spectacle de la cruauté humaine. Ou alors c’est qu’on est un bourreau psychopathe dans l’âme. »

Cette cruauté humaine n’a jamais cessé depuis. Massacres atroces de la puissance coloniale en Algérie. Vietnam, et cætera. Puis des Pol Pot, Franco, Staline, Pinochet et j’en passe tant la liste est longue. Et de nos jours encore ces mêmes scènes effroyables relayées dorénavant sur les réseaux sociaux, en Iran, Birmanie, Syrie, plusieurs pays d’Afrique; et dans la malheureuse Ukraine. Et ailleurs encore, aux marchands de mort du Hamas ce n’est pas œil pour œil et dent pour dent en réponse, mais l’apocalyse dans un ghetto barbelé géant. Avec des petits bébés écrabouillés dans les décombres. Des drones tueurs. Des soldats jubilants, des civils dansant la ronde en contemplant ce spectacle effroyable.

Ayant appris au fil des ans à mieux connaître les mécanismes intimes de la cruauté humaine, je les sais identiques chez tout agresseur en position de force face à ses victimes démunies : calculs intéressés et jouissance sadique sont de bons amis et des amis pour de bon. Il faut être un peu beaucoup matheux pour imaginer une solution finale, en fait. Alors que l’homme de lettres, lui, se dit qu’entre une chambre à gaz ou à Gaza il n’y a qu’un petit a de rien du tout.

*

Là, je suis comme souvent dans le fauteuil à la cuisine, l’ordinateur posé sur les genoux. En tournant la tête à gauche, je peux contempler le bout de mur illustrant ce billet. Il raconte des histoires. Du Moyen-Âge jusqu’à nos jours, car notre beau village en a vu de toutes les couleurs. Les guerres sont passées par chez nous aussi. En tout cas c’est apaisant, de rêvasser gentiment sur les pierres, les plantes et les petits oiseaux passant à tire-d’aile au ras des fenêtres. Et désolé le monde, une fois de plus j’ai commis un billet pas franchement rigolo. C’est l’ambiance qui veut ça. Pourvu que le moral nous remonte au dessus des chaussettes. Le plus tôt sera le mieux.

…e la nave va…

  1. Le mercredi des écoliers était le jeudi, à l’époque. []
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